Jean-Gabriel Ganascia : « l’IA n’est pas toujours plus forte que nous »

La notion d’intelligence artificielle n’a logiquement jamais été autant débattue. Si elle est aujourd’hui une réalité, elle soulève toujours rêves et fantasmes. Jean-Gabriel Ganascia, professeur à l’Université Pierre-et-Marie-Curie à Paris et responsable de l’équipe ACASA (Agents Cognitifs et Apprentissage Symbolique Automatique) du Laboratoire d’informatique de Paris 6 (LIP6), nous apporte son regard et ses nuances.

Q : En mars 2016, AlphaGo, le programme d’Intelligence artificielle (IA) de Google, a gagné face au champion sud-coréen. En mai 1997, le programme Deep Blue d’IBM bat le champion du monde d’échecs Garry Kasparov. L’IA est vraiment plus forte que nous dans les jeux ?

JGG : Cela dépend des jeux. Ceux qui sont « classiques » comme les échecs, les dames, le Go et même le poker sont « maîtrisés » par les machines. Mais, elles ne sont pas (encore) capables de battre les hommes dans tous les jeux ! C’est le cas notamment de ceux reposant sur de la stratégie, car ils se jouent à plusieurs et sur un temps qui peut être très long avec des déploiements de troupes par exemple. Les hommes ont beaucoup d’imagination et mettent à profit leur mémoire et leur expérience. L’IA n’est pas non plus très forte dans les jeux d’arcade.

Q : Les victoires de l’IA dans ces jeux et ses capacités dans d’autres domaines professionnels signifient-elles que les machines seront plus intelligentes que nous ?

JGG : C’est ce qu’affirment les tenants de la Singularité technologique. Ce terme est apparu il y a 25 ans dans le roman The Coming Technological Singularity de Vernor Vinge, un auteur de science-fiction américain. Il repose sur l’idée qu’un jour les machines dépasseront les capacités du cerveau humain. Elles pourraient même alors nous être hostiles.

Elon Musk, le patron de la marque de voitures Tesla, mais aussi Bill Gates évoquent l’anéantissement de l’humanité ! Cela relève plus de la métaphysique que de problématiques scientifiques. Qu’une machine gagne au jeu de Go, c’est une chose. Mais cela ne veut pas dire qu’un jour, elle va nous dépasser. On n’en sait rien.

Même si des machines dotées d’une intelligence artificielle ont battu des maîtres en échec, mais aussi au jeu de Go, elles restent moins efficaces dans des jeux de stratégie !

La fin de la Loi de Moore ?

Q : Pourquoi les machines ne nous dépasseront-elles pas selon vous ?

JGG : Les personnes qui parlent de la Singularité s’appuient sur la fameuse Loi de Moore (présentée en 1964) que tout le monde connaît en informatique : le nombre de composants double à peu près tous les 2 ans. Si l’on se réfère à cette règle, en effet, les machines pourront calculer plus vite que nous ! Mais aujourd’hui, nous avons des doutes sur la pérennité de cette loi. Même Intel a reconnu l’année dernière un ralentissement du rythme de miniaturisation. Des limites physiques (du silicium) vont être atteintes. Il ne sera pas possible d’intégrer des composants dont la taille sera inférieure à celle d’une molécule, et a fortiori d’un atome

Enfin, l’être humain reste indispensable. La puissance de calcul et les énormes capacités de stockage ne produisent pas automatiquement de l’intelligence.

L’apprentissage supervisé reste indispensable

Q : Quels sont néanmoins les bénéfices de l’IA ?

JGG : Il y a beaucoup d’applications de l’IA bénéfiques. À titre d’illustration, nous avons tendance à réduire l’IA à deux ou trois techniques alors qu’il y en a énormément. Par exemple, la reconnaissance des formes analyse des photographies de grains de beauté et diagnostique mieux que des dermatologues des cancers potentiels.

IBM a beaucoup communiqué sur les performances de Watson (le 1er octobre 2017, Le Monde titrait « Comment, avec son programme Watson, IBM veut changer le monde », NDLR). Ce système de recherche d’informations exploite d’immenses bases de données pour répondre à des questions. C’est ainsi qu’il a gagné au jeu Jeopardy (l’équivalent de « Questions pour un champion » en France, NDLR) en 2011. IBM a généralisé ce principe à d’autres domaines. Mais les résultats sont un peu discutables dans le domaine médical. Watson ne peut pas remplacer un médecin. Mais il peut l’aider à trouver une information pertinente. Et cela peut aussi diminuer les coûts de la santé.

Pour cet expert, l’expérience et l’intuitivité de l’être humain restent indispensables et ne sont pas prêtes à être égalées, voire dépassées par des machines.

Q : Quelles sont les dérives de l’IA ?

JGG : L’IA transforme la société et cela peut avoir des conséquences prédatrices. Ainsi, les technologies prédictives qui aident à prendre des décisions peuvent être instrumentalisées. Aux États-Unis, des compagnies d’assurance se sont basées sur le code postal pour déterminer le risque d’accident ! C’est stupide.
Toujours, aux États-Unis, on s’est appuyé sur ces technologies pour réduire les risques de récidive de vol ou de meurtre. On posait des questions, par exemple « Combien de fois vous êtes-vous fait arrêter par la police ? ». Évidemment, ceux qui habitent dans des quartiers à risques répondaient qu’ils se faisaient souvent arrêter. Donc toutes les personnes de ces quartiers avaient un score élevé de récidive…

En complément de cet entretien, vous pouvez lire le livre de Jean-Gabriel Ganascia, Le Mythe de la Singularité (Seuil).

PS : L’auteur de cette interview tient à préciser qu’il ne touche aucun pourcentage sur les ventes…

 

StarCraft : joueur 1 – robots : 0
Un joueur professionnel de StarCraft (Song Byung-gu) a battu quatre robots. Cette victoire a eu lieu lors d’un concours opposant des pros à quatre machines intégrant de l’IA. L’une a été développée par un laboratoire de Facebook, les trois autres respectivement par des scientifiques australiens, norvégiens et coréens.