Monde ouvert et scénario : difficiles à concilier

Dans un monde ouvert, le chemin contraint du scénario principal est souvent contraire à la soif de liberté du joueur. Les concepteurs cherchent donc à l’impliquer davantage ou lui donnent les moyens d’écrire sa propre destinée.

Rétrospectivement, le concept du monde ouvert dans le jeu vidéo s’est épanoui de manière considérable durant les années 2010. À tel point que l’open world est presque devenu une fin en soi – et non plus un moyen parmi d’autres, au service du game design – qui se caractérise par la vastitude du monde à explorer, les heures de dialogues à écouter ou encore la quantité de quêtes à accomplir. À croire que ce sont les conditions indispensables pour vivre une aventure palpitante.

Or, le joueur qui traverse ces immenses territoires éprouve parfois un sentiment plus mitigé, en particulier quand il est appelé à suivre un fil rouge scénaristique. L’intrigue s’éparpille aux quatre coins de la carte, devient un vague objectif et ne fournit plus cette intensité qui fait le sel de la vie du gamer. Voici un défi pour les scénaristes : comment, dans un monde ouvert, raconter une histoire qui tienne la route et retienne l’attention ?

Dans Zelda Breath of the Wild, la curiosité est la principale boussole du joueur. Le scénario n’est qu’un prétexte.

Que l’on se comprenne : l’intention n’est pas de juger de la qualité intrinsèque du récit, qui se rapporte au message véhiculé (le cas échéant), à l’écriture et autres critères d’appréciation plus ou moins subjectifs. Il est plutôt question de savoir s’il existe des ficelles pour maintenir la cohérence du scénario et la crédibilité des situations, pour que le joueur y consacre du (bon) temps.

En effet, dans les titres plus classiques où les niveaux – ou chapitres – s’enchaînent à mesure que le joueur progresse, l’histoire se déroule dans un ordre préétabli. Cette narration, dite « scriptée », est similaire aux récits imperturbablement linéaires des œuvres cinématographiques ou littéraires.

Un médium interactif présente heureusement d’autres méthodes narratives, décrites par le designer narratif Ronan Le Breton dans son blog « Scenario 2.0 ». Ainsi le joueur dispose-t-il parfois de plusieurs options de dialogue ou d’actions, des choix qui peuvent conduire à des dénouements différents. Avec ses multiples embranchements, Detroit become Human, le dernier titre de Quantic Dream, est un cas d’école en la matière. Quoi qu’il en soit, dans la plupart des cas, les scénaristes conservent la maîtrise du cheminement de l’intrigue.

Des mondes à ouverture progressive

Dans un monde ouvert, ce relatif encadrement est susceptible de voler en éclats. Car beaucoup de joueurs veulent aussitôt mettre en pratique la liberté promise : à pied, à cheval ou en voiture, ils ont envie de parcourir cet univers à la découverte de ses paysages et de ses habitants. Ce faisant, ils peuvent passer à côté de l’histoire imaginée par les scénaristes. Avant la sortie de Death Stranding, Hideo Kojima admettait la difficulté à concilier la liberté qu’il voulait offrir au joueur et l’incitation à l’aiguiller vers l’histoire qu’il avait écrite.

Devant ce dilemme, l’auteur japonais a décidé de restreindre cette liberté : au commencement de Death Stranding, Sam Porter, incarnation du joueur, ne peut évoluer que sur la côte est des Etats-Unis, où les enjeux lui sont d’abord exposés. La région centrale du pays n’est accessible qu’à partir du chapitre 3, où Sam Porter aura tout loisir à livrer des pizzas au lieu de retracer la piste de la mystérieuse Amélie.

Ce stratagème a fait ses preuves dans Horizon Zero Dawn, Days Gone, The Witcher 3 ou encore Red Dead Redemption 2 ces dernières années. Ce ne sont pas des mondes ouverts dès le départ, plutôt des mondes à ouverture progressive dont les premières zones sont assez balisées. « Ces séquences d’introduction, limitant la liberté du joueur, permettent de lui enseigner les principes du gameplay et d’injecter de la matière scénaristique, car le joueur est à la fois captif et attentif » explique Olivier Henriot, scénariste chez Ubisoft Entertainment.

Si la trame principale de The Witcher peine à refléter l’urgence de sauver Ciri, surtout vers le final, le contexte, les personnages – on se souvient tous du Baron – et les quêtes annexes sont de fortes motivations à connaître ce monde. ©Stefans02

Si la trame principale de The Witcher peine à refléter l’urgence de sauver Ciri, surtout vers le final, le contexte, les personnages – on se souvient tous du Baron – et les quêtes annexes sont de fortes motivations à connaître ce monde.

C’est aussi le cas dans Zelda Breath of the Wild, mais l’histoire est reléguée au second plan. Après tout, le but de Link, à chaque épisode de la saga, est immuable : botter les fesses de l’infâme Ganon, dont la forteresse, se dressant au milieu de la carte, est accessible au bout de quelques heures. Le joueur est d’abord motivé par l’exploration et les expérimentations permises par le gameplay.

Pour les jeux où l’histoire est censée aussi être un moteur, l’affaire est plus compliquée une fois l’introduction passée.

L’idée pour les concepteurs, c’est de faire en sorte que le joueur continue de s’impliquer dans le monde qui l’entoure. « Il ne faut pas seulement lui proposer un rôle intéressant, mais également un contexte fort, qui va le pousser à agir, détaille Olivier Henriot. Par exemple, dans Assassin’s Creed Odyssey, le protagoniste est un mercenaire, un rôle suffisant en soi pour tenir le joueur occupé pendant des dizaines d’heures. Mais en plus de cela, son histoire familiale est liée à celle de Sparte, et donc au conflit qui secoue la Grèce. »

Créer des personnages forts

Cette histoire peut alors exercer un certain pouvoir d’attraction. « La clef ici est donc de multiplier les références à la trame principale, pour y faire revenir le joueur régulièrement – parfois de façon contrainte, poursuit Olivier Henriot. Cela lui permet de conserver les grandes lignes de la trame à l’esprit et de le faire avancer sur ce chemin, sans pour autant le frustrer dans ses envies d’escapades. »

Le rôle des personnages, trop souvent des PNJ anecdotiques, devient quant à lui central. « Davantage qu’une trame, les joueurs vont retenir les rencontres, confie Olivier Henriot. Pour être mémorables, ces personnages doivent être des produits de leur environnement. Ils ne sont pas juste là pour servir le joueur. Ils ont leur vie et leurs objectifs propres, qui peuvent être alignés sur ceux du joueur ou au contraire entrer en conflit avec. Tout ce qui génère du conflit, qu’il soit physique ou intellectuel, est du pain béni pour des scénaristes. »

La bande de Dutch van der Linde, dans Read Dead Redemption 2, agit comme un aimant. Plus que l’intrigue en elle-même, longue à en devenir lassante, victime de parenthèses superflues – l’île de Guarma – et au dénouement sans surprise, pour qui a joué au premier opus.

Enfin, le territoire revêt une importance fondamentale pour Olivier Henriot : « Un monde ouvert doit être un moteur à opportunités. Par exemple, la guerre que se mènent les deux factions dans AC Odyssey se déroule indépendamment de l’action du joueur, qui peut favoriser l’un ou l’autre camp par ses actions ou rester totalement neutre. » C’est la théorie de l’emergent drama : on donne au joueur les outils pour qu’il crée sa propre histoire.

Ce champ des possibilités devrait encore s’élargir grâce à la puissance grandissante des PC et l’arrivée des nouvelles consoles. Plus de mémoire, notamment, c’est une carte toujours plus grande à explorer, toujours plus de PNJ, toujours plus de quêtes… avec le risque que le joueur ne sache plus où donner de la tête. On espère que les concepteurs vont arbitrer en faveur d’aventures plus courtes et plus denses, sur des territoires à taille plus humaine. Le mieux est l’ennemi du bien.