Travail épuisant, dépressions, burn-out… Le crunch, marathon final qui conclut la production d’un jeu vidéo, n’est vraiment pas bon pour la santé, et cette industrie en général. Quelques pistes existent pour le limiter.
Si le jeu vidéo est souvent « fun », sa production n’a parfois rien de divertissant.
Dans son ouvrage « Du sang, des larmes et des pixels », traduit en français en 2018, le journaliste américain Jason Schreier (du site Kotaku) dévoilait les coulisses de quelques œuvres vidéoludiques récentes, Diablo III ou Destiny par exemple. Et ce n’était pas très joyeux : il y décrivait à quel point ces projets pouvaient être le fruit d’un travail harassant, susceptible de menacer la santé mentale, voire physique, des programmeurs, graphistes et autres game designers.
Parmi les coupables désignés, le crunch, autrefois appelé rush, est en bonne place. Il s’agit d’une période où les équipes, entrevoyant la date butoir de la commercialisation, doivent mettre les bouchées doubles pour saisir les dernières lignes de code, corriger les bugs et achever leur « produit ». Une pratique commune à d’autres milieux professionnels, comme la presse, où l’urgence de l’actualité peut imposer de nombreuses heures supplémentaires et un bouclage sportif.
Pas de pause le dimanche
Mais en général, ce sont des périodes courtes et exceptionnelles. Or, dans l’industrie du jeu vidéo, les coups de bourre peuvent se répéter jusqu’à devenir la norme, instaurant une culture d’entreprise assez toxique.
En octobre 2018, à quelques jours de la sortie de Read Dead Redemption 2, Dan Houser, cofondateur de Rockstar Games (il a quitté l’entreprise depuis), vantait les centaines d’heures de travail hebdomadaire que les employés avaient enduré pour terminer cette œuvre titanesque. Ce qui avait provoqué un tollé…
A l’époque du premier Read Dead Redemption déjà, les épouses des développeurs s’étaient plaint des journées de boulot à rallonge de leurs maris, même le dimanche. La dernière polémique en date vient de Naughty Dogs, studio-phare de la Playstation de Sony : via Twitter, un ex-développeur dénonçait en mars dernier les conditions de travail au sein du studio, pendant la production de The Last of Us Part II.
Mais ces développeurs sont bien payés et, après tout, ont signé pour en baver, pourrait-on rétorquer. En vérité, ils sont loin de rouler sur l’or.
D’après un sondage du Syndicat des travailleurs du jeu vidéo (STJV), relayé en mars 2018 par les Numériques, un programmeur bénéficiant de 10 à 15 ans d’expérience gagne 2700€ bruts maximum par mois. Un game designer débutant se contente pour sa part du Smic. Sans oublier que les heures supplémentaires ne sont pas toujours payées.
Précarité, malléabilité
L’enquête conjointe de Mediapart et de Canard PC, début 2018, informait en outre de l’étendue de la précarité dans cette industrie, environ 40% des employés à l’œuvre sur un jeu vidéo étant en CDD ou freelance. À partir de là, on est plus enclin à sacrifier une partie de sa vie personnelle et à amener un sac de couchage au bureau, dans l’espoir de décrocher un contrat stable.
Le crunch time serait-il alors une fatalité, favorisé par la complexité technique grandissante des jeux et l’implication de centaines voire de milliers de développeurs de plus en plus précaires ? Loin de là. Du reste, Mediapart et Canard PC signalaient des bons élèves en la matière, prenant l’exemple de Dice, responsable entre autres de la série des Battefield.
Le studio suédois a traversé l’enfer du crunch voici bien des années mais a changé son fusil d’épaule, constatant l’inefficacité de la méthode. Quand l’épuisement guette, les erreurs se multiplient et demanderont ensuite du temps pour être réparées. Bref, c’est contre-productif. Le crunch n’a pas disparu, mais a été écourté autant que possible.
Manque d’expérience
Il n’existe pas de solution miracle, mais Dice soulève des problématiques à résoudre, comme le manque d’expérience et l’organisation défaillante. Dans le milieu du jeu vidéo, en effet, les professionnels de plus de 35 ans sont très minoritaires, car ils probablement déjà trop « donné » et n’hésitent pas à quitter le métier pour préserver leur vie familiale. Or, au-delà de leur savoir-faire, ils possèdent un recul précieux sur les moyens et l’organisation nécessaire à l’accomplissement d’un projet.
Les plus jeunes n’ont pas cette expérience et adoptent peut-être plus volontiers l’esprit « start-up » en vigueur dans certains studios, où les hiérarchies sont aplanies – inutile d’être un grand théoricien marxiste pour démasquer cette illusion. La passion aura bon dos pour servir de moteur jusqu’à pas d’heure.
Ce long documentaire de la chaîne Youtube Game Spectrum donne la parole à de nombreux développeurs, racontant les conditions de travail dans la filière.
Mais, toujours selon Dice, davantage de rationalisation et d’encadrement peuvent faire du bien aux équipes.
La petite enquête de Gamesindustry.biz, menée auprès de deux studios anglais (dont l’un a fermé ses portes depuis), a fait ressortir des besoins assez similaires, comme la présence d’un middle management capable de jouer un rôle-tampon entre les équipes et la direction, parfois trop ambitieuse.
Producteur : un profil trop rare ?
Savoir établir un planning honnête, sans aller jusqu’à rationaliser les activités, semble aussi un talent trop rare dans la filière. Appelons-le un gestionnaire de projet, un superviseur ou encore un producteur, à l’image du producteur exécutif dans l’industrie cinématographique. Quelqu’un qui dispose d’une vue d’ensemble sur l’avancement du projet, ce qu’il reste à faire et les ressources à mobiliser pour cela. Encore une fois, ce n’est pas une condition nécessaire et suffisante pour éviter le crunch, et elle ne convient pas forcément à toutes les organisations. L’option n’en est pas moins envisageable.
Enfin, il faut souligner que la présence des syndicats est quasi inexistante dans ce secteur d’activités assez jeune, où les grandes centrales sont très peu implantées. C’est pourtant un contrepoids bienvenu quand les conditions de travail se dégradent.
La création du Syndicat des travailleurs et travailleuses du jeu vidéo (STJV), en septembre 2017, va dans ce sens, même si l’on peut regretter qu’elle soit si tardive. Le crunch subsistera tant qu’il n’y aura pas assez de conflits pour le dénoncer.