Première partie : l’alpha, (le bêta) et l’oméga
Le passage des jeux en boîte à des versions dématérialisées a bouleversé le monde vidéoludique. Les éditeurs font désormais participer les gamers tout le long du cycle de vie de leurs créations. Du développement des premières moutures d’un jeu jusqu’à ses extensions successives, on télécharge, on teste et on joue dans un univers ludique remixé en permanence. Explorons ces nouveaux cycles, jeux à l’appui.
En 1990, si vous étiez un(e) adolescent(e) passionné(e) de jeu vidéo, il y a de fortes chances que vous lisiez la presse spécialisée avant d’acheter vos disquettes 5 pouces 1/4 pour jouer sur le PC de votre père. A cette époque, vous avez peut-être craqué pour Fighter Bomber, le simulateur de vol d’Activision, encensé par les magazines…
En 2017, si vous aimez les jeux vidéo, vous êtes peut-être un combattant valeureux dans les arènes de League of Legends (LoL), le jeu en ligne de Riot Games, sur votre PC gamer. Vous voulez sans doute être retenu comme testeur sur la Public Beta Environment (PBE) de LoL. Ce serveur de test (Public Test Server, PTS) permet d’accéder à un royaume privé de League of Legends et d’expérimenter des nouveautés et des prototypes avant leur sortie.
En 25 ans, le cycle de vie des jeux vidéo a été bouleversé par la dématérialisation des supports. Fini le temps du choc des images alléchantes publiées en avant-première par les magazines spécialisés. Terminé le poids de la lecture des tests avant l’achat d’un jeu. Oublié le premier chargement des disquettes sur l’écran VGA en résolution 640 par 480 pixels… avant de laisser le jeu prendre la poussière sur une étagère une fois terminé. Place au téléchargement des jeux en ligne, accessibles avec des clés et dont la durée de vie ne cesse d’être prolongée à l’infini.
La vie d’un jeu vidéo et sa relation avec les joueurs commencent bien avant sa sortie. C’est le processus du « versioning », qui correspond au développement par itération des logiciels informatiques et des jeux vidéo en particulier.
Planète alpha
De manière très schématique, les éditeurs élaborent une maquette, suivie d’un prototype, puis implémentent la programmation du jeu qui permet d’aboutir à une version alpha. Des premiers éléments de jouabilité sont proposés, mais sans toutes les fonctionnalités. Elle a tendance à être de plus en plus accessible à des joueurs-testeurs. C’est le cas, par exemple, de Star Citizen, le phénomène qui a levé le plus de fonds de toute l’histoire du jeu vidéo participatif, avec plus de 144 millions de dollars récoltés au début du mois de mars 2017.
Le jeu de Roberts Space Industries a d’abord proposé un test gratuit de sa version alpha 1.2 et du module social du jeu en 2015, puis de l’alpha 2.1.2 durant quelques jours en 2016. A cette occasion, on pouvait découvrir un aperçu de l’univers de cette aventure spatiale conçue par Chris Roberts (auteur de la série des Wing Commander et de Starlancer notamment), à travers quelques missions et un peu d’exploration. Quelques mois plus tard, sont apparues successivement les versions alpha 2.4 et 2.6, cette dernière étant réservée aux donateurs (backers). Ceux-ci ont eu le privilège de tester Star Marine, le module FPS (jeu de tir à la première personne) de Star Citizen.
En résumé, la phase alpha présente un avantage pour les studios, celui de tester les fondations du jeu auprès des joueurs, qui ne sont pas mécontents de faire partie des heureux élus choisis pour les tests.
B comme Bêta
Après l’alpha… la bêta ! Une fois que les fondations du jeu ont été élaborées par les développeurs et que les itérations ont été validées, une étape cruciale apparaît : les derniers réglages avant la sortie. A ce stade, il reste en général des bugs à corriger, des équilibrages à régler (la répartition entre les récompenses et les sanctions, le plaisir et la frustration des mécanismes du jeu) et des montées en charge à tester dans le cas des jeux en ligne massivement multi-joueurs (MMO) ! On peut distinguer deux types de versions bêta :
1) la bêta privée : réservée à un public restreint de joueurs, sélectionnés en fonction de certains critères. C’est le cas de War Thunder, le jeu de combat MMO de Gaijin Entertainment dont l’action s’inspire de la seconde guerre mondiale. A l’été 2016, une bêta privée est annoncée lors de la Gamescom à Cologne, l’un des plus grands salons européens de jeu vidéo. Le but est de tester sur le serveur principal et à des horaires bien précis les combats navals qui opposent entre autres des torpilleurs, des navires de combat, des patrouilleurs lance-missiles et des chasseurs de sous-marin. Parmi les « chevaliers des mers » invités à participer à cette bêta figurent les visiteurs sélectionnés sur le stand spécial de Gaijin lors de la Gamescom 2016, les internautes les plus rapides sur Facebook, mais aussi les acheteurs de l’un des deux packs navals de démarrage mis en vente dans la boutique en ligne de Gaijin… Après les tests en bêta, le jeu est sorti officiellement le 21 décembre 2016.
Beaucoup moins contraignantes sont les conditions d’accès à Sea of Thieves, le jeu d’aventure et de pirates de Rareware, en cours de développement sur XBOX One et Windows 10. Pour tous les fans de Jack Sparrow, un « Insider Programme » a été mis en œuvre. Il suffit d’être adulte et d’avoir un compte Xbox Live pour s’inscrire. Ce type d’accès est très proche des bêtas publiques.
Un peu comme l’alpha, la beta permet aux éditeurs, quand tout se passe bien, de mettre dans leur poche de futurs joueurs (qui, eux, pourront goûter au sentiment d’être des privilégiés), mais surtout des prescripteurs. Le côté privé n’empêche en effet pas tout un chacun de se répandre sur les réseaux sociaux et forums, faisant commencer la « vie publique » du jeu avant même sa sortie. A contrario, une beta loupée, même fermée, peut avoir une influence négative non négligeable.
2) la bêta publique : ouverte à tous, même si des restrictions d’utilisation sont parfois en vigueur. C’est par exemple le cas de For Honor, le jeu de combat au corps à corps d’Ubisoft qui fait s’affronter des chevaliers, des vikings et des samouraïs. Après une bêta fermée au mois de janvier, une bêta ouverte a duré quatre jours, du 9 au 12 février 2017, afin de tester 9 héros sur 12 et 4 modes de jeu sur 5. Le jeu est sorti deux jours après la fin de la bêta ouverte. Celle-ci a aussi servi de support à une opération de communication d’Ubisoft sur la chaîne Twitch, en organisant une bataille entre célébrités : les acteurs Lauren Cohan (Maggie dans Walking Dead), Jason Momoa (futur interprète d’Aquaman, Khal Drogo dans Game of Thrones) et Alfie Allen (Theon Greyjoy dans Game of Thrones… et frère de Lily Allen dans la vie), le champion d’Ultimate Fighting, Demetrious Johnson.
L’avantage de la beta publique pour un éditeur est de récolter plus de retours sur le jeu mais c’est désormais un moyen de convaincre les joueurs de l’acheter. De plus, contrairement à une beta fermée, celle-ci permet à tout le monde de se faire une idée et non plus de se baser sur les commentaires de quelques testeurs.
Beaucoup de joueurs regrettent que les bêtas soient trop courtes et surtout, les nombreux problèmes qui les émaillent (serveur non disponible, communication sur les réseaux sociaux parfois inexistantes en cas de blocages ou de bugs…). Parfois, elles ne permettent même pas de découvrir qu’une infime partie de la bêta (qui est déjà, elle, une infime partie du jeu !).
Bonnes intentions, mauvaises pratiques
En théorie, la pratique du versioning moderne dans les jeux vidéos n’offre que des avantages. Contrairement aux jeux PC de la fin des années 80 et du début des années 90, il n’y a plus d’effet tunnel, c’est-à-dire de conception d’un jeu qui ne plaira absolument pas aux joueurs lors de sa sortie. Les interactions entre les joueurs-testeurs et les développeurs évitent la construction en boîte noire, en même temps qu’ils fidélisent et attirent l’attention des joueurs, voire créent une véritable communauté dans certains cas. La validation des améliorations par les joueurs est un autre aspect positif de ces tests.
Si les intentions sont bonnes, il existe cependant des mauvaises pratiques. C’est notamment le cas lors de l’abandon d’un jeu en phase de développement. Cela se fait au détriment des joueurs-testeurs qui ont consacré du temps et de l’énergie à des titres arrêtés de manière parfois brutale. Cette mésaventure est arrivée à Fable Legends, titre de Lionhead, dont la fabrication a cessé en 2016, après une bêta fermée et avant une bêta ouverte.
Dans le cas de Dawngate d’Electronic Arts, c’est à la suite de presque 18 mois de bêta, dont de six mois de façon ouverte, que l’éditeur a mis un terme au développement du jeu, au grand dam de la communauté des joueurs. Toutes les heures passées à progresser dans le jeu, à faire progresser ses personnages et à donner des retours aux développeurs ont disparu en fumée…
Les raisons peuvent être techniques (développement bloqué), financières (dépassements de budgets) ou commerciales (perspectives de succès insuffisantes) ; elles surviennent lorsque la phase de test alpha ou bêta est considérée comme une étude de marché grandeur nature. En particulier, une phase bêta représente une étape déterminante pour le succès ou l’échec d’un jeu. Si les versions bêta ne convainquent pas les joueurs, ces derniers vont se désintéresser du jeu. La sanction est alors immédiate : le nombre de joueurs en ligne chute et les chiffres de vente peuvent ne pas décoller une fois le jeu sorti.
par Joseph Frontière