Amis lecteurs, il y a un temps pour se quereller sur Epic, relancer des débats PC VS Console pour amuser la galerie, et puis il y a un temps pour se réunir. Prenez quelques marshmallows, installez-vous confortablement, nous allons vous compter une histoire. Elle débute il y a fort longtemps, en Pologne.
Vous l’aurez compris, nous reviendrons de temps en temps sur les studios qui ont façonné le jeu tel que nous le connaissons aujourd’hui. Pour inaugurer ces papiers, nous avons choisi un éditeur à l’histoire singulière et au tempérament punk, voire même cyberpunk.
Propriété intellectuelle ? Pour quoi faire ?
Marcin Iwinski grandit dans une Europe déchirée par le rideau de fer. Rares sont les jeux à s’égarer à l’est, et lorsque certains voyagent par la poste ou dans des bagages, ils sont copiés à l’envi. Le jeune homme se passionne très tôt pour le média. Il commence à échanger quelques titres avec un correspondant grec et entame sa carrière de distributeur à la petite semaine sur le marché gris. C’est une époque où le piratage n’existe pas plus que la propriété intellectuelle, le software est gratuit et tourne de mains en mains.
En 1994, alors que la notion de Copyright émerge doucement, Marcin et son ami Michal Kicinski fondent CD Projekt avec l’équivalent de 2000 € dollars en poche. Ils commencent à distribuer les premiers jeux sur CD-ROM après avoir traduit en Polonais le packaging et la notice. Très vite leur vient l’envie de doubler chaque titre dans leur langue. Ils travaillent sur Ace Ventura et la Panthère rose, puis se rapprochent d’Interplay pour mettre la main sur l’excellent Baldur’s Gate, rien que ça !
C’est un moment clé et une énorme prise de risque pour l’entreprise. Cette fois ils sont confrontés à un pavé de 1500 pages à traduire et des centaines de conversations à doubler. Ils entrent en studio pour plusieurs semaines avec pas moins de 40 acteurs, dont certaines stars locales. Dans un pays où le software reste en grande majorité gratuit, CD Projekt peaufine chaque détail et ajoute des goodies afin de convaincre les joueurs de mettre la main au portefeuille.
Ils en vendront 50 000 la première année, soit 20 fois plus que les plus gros succès de l’époque. Le studio décolle avec dans ses bagages l’idée que le piratage ne se traite pas à coup de bâton.
CD Projekt travaille énormément ses cinématiques pour faire découvrir aux joueurs l’univers et l’ambiance de leurs titres. Une belle introduction avant de découvrir les phases de gameplay.
Et si on développait un RPG ? Soyons fous !
Après l’essai infructueux d’adapter Baldur’s Gate Dark Alliance sur PC, l’envie de développer leur propre jeu germe dans la tête de Marcin et Michal. En 2002, ils créent la division Cd Projekt Red, acquièrent les droits de Wiedzmin, d’Andrzej Sapkowski, le roman fantastique le plus célèbre de Pologne et lancent le développement de ce que nous appelons en France The Witcher. Restés proches de BioWare, ils sont autorisés à exploiter l’Aurora Engine utilisé pour Neverwinter Nights. Ils le réécriront en grande partie pour le premier volet du sorcelleur.
Avant que Steam et le dématérialisé émergent, les éditeurs sont les gardiens du temple. Lorsque Marcin présente le projet, on lui conseille d’intégrer un mode multi, de l’adapter immédiatement sur console, et même de remplacer Geralt par une femme. Si l’équipe doute de ses méthodes de développement, un métier nouveau pour eux, ils restent inflexibles sur l’univers et sur leur vision du jeu.
En 2004, le studio présente The Witcher à l’E3, en marge du salon. Soutenus par Greg Zeschuk, créateur de BioWare, ils font bonne impression. Lorsque le jeu sort en 2007, le succès est au rendez-vous, mais CD Projekt n’est pas à l’abri pour autant. En plus de leurs activités, ils continuent la distribution, travaillent sur GOG (nous y reviendrons ensuite) mais laissent le soin au français Widescreen d’adapter le sorcelleur sur console. The Witcher : Rise of the White Wolf sera suspendu en 2009 provoquant dans la foulée la fermeture du studio qui en avait la charge. Marcin évoque un portage trop dur à effectuer notamment à cause d’un moteur totalement réécrit par leur soin. Le manque de liquidité et quelques factures impayées seraient la cause principale selon les Français.
La crise de 2008 n’aura donc épargné personne ; l’éditeur resserre son activité, licencie par dizaines et frise la banqueroute. Lorsque des investisseurs tendent la main, c’est pour mieux leur enfoncer la tête sous l’eau.
CD Projekt a fait naitre des vocations. C’est à la Pologne que l’on doit entre autres : Dying Light, This War of mine, The Vanishing of Ethan Carter, Frostpunk, Painkiller, Call Of Juarez, Dead Island, Bulletstorm, Shadow Warrior, Sky Force, Earth 2150
Le sorcelleur à la rescousse
Marcin garde le contrôle de sa société et tient miraculeusement la barre jusqu’à la sortie de The Witcher 2. Il débarque sur PC en mai 2011 et rencontre le succès que l’on connait. La branche jeux assure cette fois des revenus plus réguliers, bien soutenue par la distribution de vieux titres et les produits dérivés.
C’est dans un climat plus serein qu’est développé The Witcher 3. Sa sortie en mai 2015 est célébrée par tous. De nombreux contenus gratuits sont proposés et lorsque les extensions Hearts of Stone et Blood and Wine sortent, payantes cette fois, elles offrent plusieurs heures de plaisir et une scénarisation impeccable.
Le secret pour une telle réussite ? CD Projekt en a plusieurs. L’écoute, la transparence, un profond respect pour les joueurs, mais aussi quelques phases de « crunch » (périodes ultra-intenses et sous pression) imposées à ses équipes et dont Marcin ne se cache pas. Un « détail » qui passe de plus en plus mal de nos jours.
Le dernier volet des aventures de Geralt s’est écoulé à plus de 20 millions d’exemplaires, ce qui monte la franchise au-delà des 40 millions. Le sorcelleur fait vendre, c’est incontestable, mais il ne garantit pas le succès à tous les coups. CD Projekt s’en est aperçu au moment de la sortie de Thronebreaker, d’abord exclusif à GOG puis vite rapatrié sur Steam pour en écouler davantage. Le Gwent ne parvient non plus à détrôner Hearthstone, mais peu importe, les jeux sont bons et trouvent leur public.
Le Gwent, à la base intégré à l’aventure de Geralt, s’est décliné en stand alone. Avec un succès mesuré…
Surtout, Cyberpunk 2077 est sur des rails. Les retours presse sont excellents et les critiques des haineux pour se donner une posture montrent que le jeu cristallise toutes les attentions. Il faudra attendre le 16 avril 2020 pour juger de ses qualités et ses défauts.
GOG, la vague rétro à bas prix
Vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi des Megaman X SNES, Conker Bad Fur Day N64 t ou Metal Slug sur Neo Geo peuvent coûter des milliers d’euros ? Celui qui a répondu « parce que les joueurs consoles sont des gogos » peut avoir honte de lui !
CD Projekt sait qu’il peut valoriser le patrimoine vidéoludique et le proposer sur PC à moindre prix. Le studio crée en 2008 Good Old Games, traque les ayants droit de vieux monuments du jeu vidéo (signe que les temps ont changé), s’assure que ces vieux hits tournent avec les dernières versions de Windows, ajoute de nombreux goodies (dessins préparatoires, bandes originales, carnets de développeurs, etc) et met l’ensemble à disposition à des prix très accessibles. GOG était né. À quoi bon tester l’abandonware lorsqu’on peut compléter sa ludothèque de vieux hits à moins de 5 € ?
Mieux encore, l’éditeur n’impose aucun DRM et cela sur les jeux anciens comme sur les plus récents. Un gant jeté au visage de Steam et consorts, mais aussi la meilleure démonstration que les joueurs peuvent mettre le prix quand ils savent que la qualité est au rendez-vous. Si le Store a été créé durant la tourmente financière, il représente en 2017 36% du chiffre d’affaires ; pas mal lorsqu’on connait le prix moyen des jeux sur cette plateforme.
GOG est désormais le rendez-vous des gros éditeurs qui veulent valoriser leur back catalogue, et l’on y retrouve les Dungeon Keeper, Wing Commander, Doom, Magic Carpet, Monkey Island, Dark Forces, Diablo, Populous, Warcraft… Tous ces titres qui ont bercé notre enfance, optimisés pour Windows 10. Les petits pirates polonais sont aujourd’hui ceux qui préservent notre patrimoine vidéoludique et gardent comme ligne de conduite la transparence et une grande confiance envers les joueurs. Le respect, c’est peut-être ça être punk de nos jours !