Après avoir passé plusieurs années à la tête de Mozilla Europe, Tristan Nitot a décidé de rejoindre l’aventure de Cozy Cloud en tant que Chief Product Officer. Passionné d’informatique, il s’inquiète de la mainmise des géants du web sur nos données personnelles. Il milite pour le développement d’alternatives plus respectueuses.
Q : Chez C&F Éditions, vous avez écrit le livre « Surveillance:// », sous-titré « Les libertés au défi du numérique : comprendre et agir ». Pourquoi faut-il s’inquiéter ?
TN : Il est compréhensible qu’une application de messagerie accède à notre carnet d’adresses. Par contre, pourquoi Facebook récupère les carnets d’adresses (et les photos, les agendas, les textos, etc.) de tous ses utilisateurs ? Et ce cas n’est pas unique, même des applications de lampe torche le font !
Q : Parmi les géants du Net, vous pointez du doigt Google en particulier. Pourquoi ?
TN : Google vise le même objectif que Facebook : multiplier le nombre d’inscrits pour vendre toujours plus de publicité ciblée.
Ainsi, Android est un véritable cheval de Troie. L’apparente gratuité de ses services n’a qu’un seul but : récupérer de multiples informations sur nos usages et notre profil pour afficher des annonces ciblées.
De son côté, Apple se positionne sur le respect de la vie privée des utilisateurs. Cette marque ne s’appuie pas sur le même business model que Google. Son chiffre d’affaires dépend de la vente d’iPhone et d’ordinateurs (et d’accessoires), d’applications, de services comme le stockage et de contenus (vidéos, morceaux de musique…).
Uber et ses casseroles juridiques
Q : Avez-vous constaté des changements d’attitudes chez les éditeurs ou entreprises ?
TN : C’est difficile à quantifier, mais dès que c’est mauvais pour leur business, des éditeurs et des start-ups tiennent compte des inquiétudes des utilisateurs.
C’est le cas d’Uber qui vient de sortir une nouvelle version de son application, car la précédente exigeait que la géolocalisation soit activée en permanence même quand on n’utilisait pas son service ! Mais le mal est fait : de nombreuses personnes aux États-Unis ont désinstallé Uber et sont passées chez Lyft, un concurrent plus respectueux de la vie privée et qui traîne moins de casseroles juridiques.
Q : Quelles sont les solutions ?
TN : L’une des pistes consiste à recourir à des systèmes que j’appelle SIRCUS (« Systèmes informatiques redonnant le contrôle aux utilisateurs »). Ils reposent sur l’installation de logiciels libres, le contrôle du serveur (où sont hébergées mes données) et le chiffrement des échanges. Il n’y a pas de profilage. Mais pour que tout cela soit attirant pour le plus grand nombre, il est indispensable de proposer une ergonomie parfaite et des « killer features », des fonctionnalités que Google et les autres géants de l’Internet ne pourront pas reproduire.
« J’encourage les geeks à tester Firefox Nightly »
Q : Parmi les SIRCUS, il y a Cozy Cloud…
TN : Les personnes changeront d’attitudes lorsque des alternatives de qualité et faciles à utiliser seront proposées ; c’est l’un des objectifs de Cozy.
Nous ne prétendons pas avoir la solution universelle à tous les maux de la terre, mais nous permettons aux personnes de reprendre la main sur leurs données avec un Cloud personnel. Et avec un système de connecteurs, il est possible de rapatrier des données hébergées chez des tiers (EDF, banques, opérateurs mobiles…) sur son hébergement.
Ces connecteurs peuvent simplifier la vie quotidienne, par exemple le remboursement de frais médicaux par la CPAM et une mutuelle. Nous travaillons en effet sur un agrégateur bancaire qui permettra d’avoir une vue d’ensemble de tous ses comptes courants et d’épargne. Avec nos agrégateurs d’AMELI et des mutuelles, les utilisateurs disposent d’une seule interface pour vérifier l’état de leurs remboursements.
C’est ça la killer feature de Cozy Cloud : récupérer les données personnelles pour offrir des services que les géants du net ne pourraient pas proposer. Et comme c’est du logiciel libre, le code est auditable et donc on peut avoir confiance dans la confidentialité des données. Et vous pouvez même héberger vos données chez vous si vous le souhaitez !
Q : Chrome est utilisé par un internaute sur deux dans le monde : l’ancien Président de Mozilla Europe que vous avez été doit être déçu ?
TN : Dans un sens, nous avons réussi notre objectif initial qui était de redynamiser le marché des navigateurs. Mais aujourd’hui, nous nous rapprochons de nouveau d’une position monopolistique avec Chrome. À la limite, je préfère cette situation à celle où Internet Explorer 6 était mauvais et stagnant.
La situation devrait néanmoins s’améliorer quand je vois ce qui se trame chez Mozilla à propos de Firefox. L’arrêt de Firefox OS a finalement eu un bon côté : l’investissement majeur a été repositionné sur le navigateur. Certes, l’évolution prend un peu de temps. Mais ce repositionnement va déboucher sur des améliorations (stabilité, consommation de mémoire…) alors que Chrome a tendance à stagner. J’encourage les geeks à tester Firefox Nightly (préversion de Firefox téléchargeable) qui montre déjà les immenses progrès de Firefox en termes d’utilisation mémoire, de fluidité et de rapidité.
Pour revenir sur Firefox OS, j’estime que Mozilla a eu le courage de se lancer dans ce projet. C’était un pari très difficile à relever, car les ressources n’étaient pas aussi importantes que celles des géants US. Aujourd’hui, il n’y a plus que deux OS mobiles (Android et iOS). C’est néfaste, car ce sont deux environnements où on l’on doit faire le choix entre sacrifier sa vie privée (avec Android) ou la liberté d’utiliser du logiciel libre (avec l’iPhone). Il faudrait pouvoir avoir les deux !
Par ailleurs, même si je le regrette en tant qu’informaticien, il faut reconnaître que l’ordinateur personnel n’a plus d’avenir par rapport au smartphone. Pour être pertinent sur le long terme, Mozilla doit trouver comment se rendre indispensable dans un monde de plus en plus dominé par le téléphone mobile.